Publié le 10 juil. 2025 par Florence Santrot
Sur un territoire rural breton, l’expérimentation “Territoires zéro chômeur de longue durée” a donné naissance à Tézéa, première entreprise à but d’emploi de France. Huit ans plus tard, la transformation sociale est profonde.
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Par une matinée calme à Pipriac, commune d’Ille-et-Vilaine de moins de 4 000 habitants, une petite équipe s’affaire dans la blanchisserie d’un bâtiment sans enseigne tapageuse. On y lave du linge, on trie, on plie. Un peu plus loin, d’autres réparent des palettes, assurent l’accueil d’une épicerie solidaire, font le tri dans les meubles reçus à la recyclerie ou s’apprêtent à accompagner des enfants à la descente du car scolaire. À première vue, rien d’extraordinaire. Et pourtant : ces activités sont portées par Tézéa, première entreprise à but d’emploi (EBE) née en France dans le cadre de l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), lancée en 2016.
Depuis janvier 2017, cette structure unique propose un CDI – rémunéré au minimum au Smic – à toute personne privée d’emploi depuis plus d’un an, à condition qu’elle habite sur le territoire depuis au moins six mois. « On ne recrute pas, on fait signer des contrats, nuance Serge Marhic, cofondateur de Tézéa. Toute personne volontaire peut venir, et on lui trouve une activité à exercer, non concurrentielle aux autres activités présentes sur le territoire. » Loin des critères habituels de rentabilité ou de productivité, Tézéa repose sur un principe radical d’inconditionnalité.
En huit ans, 155 personnes ont signé un contrat avec Tézéa. L’équipe compte aujourd’hui 60 salariés, pour un chiffre d’affaires de plus de 700 000 euros en 2024. Les activités, elles, se sont multipliées, pour atteindre la trentaine : blanchisserie, recyclerie, épicerie, légumerie, entretien de locaux, fabrication de palettes, petits transports… au plus près des besoins de Pipriac et Saint-Ganton, les deux communes concernées. « On prend tout ce qui n’est pas fait par d’autres, tout ce qui n’existe plus ou qui n’a jamais existé sur notre territoire, explique Serge Marhic. On intervient là où personne ne va, sur des horaires trop courts, des missions sans preneur. La sécurisation de la descente du car scolaire, c’est 15-20 minutes matin, midi et soir. »
Contrairement aux dispositifs d’insertion classiques, Tézéa n’impose ni limite de durée ni objectif de « sortie vers l’emploi ». Une femme de 51 ans, sans aucune expérience professionnelle préalable, est ainsi arrivée en 2017. Elle y travaille toujours. « On l’a accompagnée sur différents postes, elle est encore là. Ce qu’elle veut, c’est travailler, tout simplement. » Pour d’autres, Tézéa est un tremplin : sur l’ensemble des personnes passées par l’EBE, une vingtaine ont été recrutées ailleurs en CDI.
« Quand on vous donne un salaire, vous changez. Quand on vous donne du travail, vous changez encore plus », souligne Serge Marhic. La dignité retrouvée est au cœur de ce modèle. Tézéa se définit comme « un outil pour réparer le monde du travail », selon les mots de son directeur. « Ce qu’on a construit ici, ce n’est pas juste une entreprise. C’est une aventure collective, une dignité retrouvée pour beaucoup. Et ça, ça vaut tous les bilans. »
Les salariés arrivent avec des parcours très variés. « Il y a des gens qui ont fait une carrière et qui se sont écroulés d’un coup. Il y a des jeunes qui n’ont jamais commencé. D‘autres, sont partis loin et veulent revenir. » Certains ont passé plus d’une décennie sans emploi. Tézéa offre un filet solide mais souple, structuré sans exclure. « Ce n’est pas magique. C’est exigeant, c’est du boulot, c’est parfois conflictuel. Mais on y croit. »
« On ne fait pas de l’accompagnement pour faire de l’accompagnement, ce n’est pas une finalité. On fait du travail. » Cette différence est fondamentale dans la philosophie de l’entreprise. Il ne s’agit pas de former ou d’orienter, mais d’engager immédiatement les personnes sur des tâches utiles.
L’implantation territoriale de Tézéa est l’une de ses forces. « Aujourd’hui, aucun projet ne se monte à Pipriac sans qu’on soit informés. On est devenus un acteur incontournable », affirme le cofondateur de Tézéa. La structure répond à des besoins très concrets, souvent délaissés : nettoyage de vitres, livraisons de repas, entretien de jardins ou encore accompagnement d’événements locaux. Des missions à faible rentabilité ou à horaires morcelés, mais qui remplissent un vide et créent du lien.
Ainsi, la collectivité n’est plus seulement un financeur : elle devient partenaire et bénéficiaire. Tézéa contribue aussi à la vie culturelle locale, comme en témoigne sa participation à des projets artistiques ou à la gestion d’un futur tiers-lieu.
L’expérimentation TZCLD couvre, à date, 83 territoires. En juin 2025, 4 012 personnes étaient embauchées dans les 92 entreprises à but d’emploi des territoires expérimentaux. L’objectif affiché est de démontrer qu’en réorientant les dépenses passives liées au chômage (allocations, aides sociales), on peut créer des emplois utiles, pérennes, adaptés.
Selon la Dares, environ 2,8 millions de personnes sont considérées comme durablement privées d’emploi en France (chômage depuis plus d’un an). En Ille-et-Vilaine, le taux de chômage se situe autour de 5,9 %, contre une moyenne nationale d’environ 7,5 %. Mais dans certains territoires ruraux, les effets du chômage de longue durée sont plus marqués, avec des logiques d’exclusion durables.
Tézéa, en cela, est un contre-exemple vivant. Et Serge Marhic rappelle la philosophie initiale : « Le discours qu’on a depuis le début, c’est : on vous propose un travail, c’est tout. Pas une mission d’insertion, pas un projet temporaire. Un vrai boulot. »